A PROPOS D'UNE COLLISION SUR LA MEUSE
Nous avons relaté dans notre numéro du 10 mars dernier (p. 163-164), l'accident de navigation survenu au pont provisoire de Fumay, sur la Meuse, et qui entraina, outre le naufrage d'une péniche, la destruction dudit pont.
Un de nos lecteurs, M. Charles Marée (bateau
LAVANGE) de Saint-Mammès, nous a adressé à ce sujet une lettre dans laquelle il fait la mise au point suivante :
« La passe unique a environ 11 m de large, ce n'est donc pas un « passage rétréci » ; mais la difficulté de croisement fait qu'il faut le considérer comme tel. La preuve c'est que le «Solvay» n'a pas livré le passage à l'avalant. (J'ai vu plusieurs fois des bateaux bord à bord franchir cette passe.)
»Il faut distinguer le cas du montant et celui de l'avalant. Il est faux de dire qu'en eaux normales, le passage demande dix minutes. Un bateau tracté peut le franchir en moins de deux minutes à 50 m à la minute.
»D'après les autres relations de I'accident, le batelier montant s'était engagé dans la passe bien que n'étant pas assez fort. Les règlements obligent à une vitesse minimum et tous les bateliers Solvay, habitués de la Meuse, connaissent le danger de ces ponts.
»D'après ce que vous écrivez, on pourrait croire que l'avalant pouvait tenter une manœuvre pour éviter l'accident.
» 1° Il n'y a pas 500 m de visibilité en amont du pont.
» 2° La nécessité du changement de rive oblige l'avalant à naviguer en traversant la rivière et cette obligation est bien plus impérative que pour le montant.
» 3° Le virage est impossible.
» 4° Le mouillage est inutile et sans effet sur le fond rocheux.
» 5° L'arrêt sur la marche arrière d'un bateau avalant est impossible et l'effet conduit à mettre le bateau en travers dans le pont.
»Il n'y avait qu'un moyen, c'est que le « Solvay» recule rapidement en aval du pont quand il a entendu l'avalant corner (et là on corne beaucoup, je vous l'assure). La chose était très facile et n'aurait pas demandé 2 minutes, soit le temps que l'avalant aurait mis pour faire 200 ou 300 m.
» En règle générale on doit livrer le passage à l'avalant et pour finir le «Solvay» a quand même reculé, avec le risque de recevoir le pont sur la cabine!
»J'ai protesté souvent contre le mépris des bateliers pour le règlement de navigation. Encore l'été dernier où j'ai failli culbuter la pile de la passerelle de Haybes sous L'effet d'un montant qui passait (dans les travaux en cours !) à plus de 10 km/h. et qui a déplacé l'avant de mon bateau de 7 ou 8 m jusqu'à toucher les pieux pourris.
»Dans l'accident de Fumay il y a deux responsables : le montant pour le tout, sauf la pourriture du pont, et l'administration pour son insuffisance à prévenir les accidents.
»Le ou les procès qui interviendront seront certainement intéressants».
A la suite de cette lettre, dont nous avions donné connaissance à l'administration des Ponts et Chaussées, M. Vernier, ingénieur en chef à Charleville, nous a fait parvenir la réponse suivante:
« Il y a lieu tout d'abord de remarquer que la relation de l'accident expose simplement dans leur ordre chronologique les manœuvres exécutées par les deux bateaux et ne dégage aucune responsabilité dans l'affaire. Il est dans ces conditions assez surprenant que M. Marée éprouve le besoin de discuter.
»Par ailleurs, j'apporterai quelques précisions supplémentaires :
»La passe marinière du pont de Fumay offrait un débouché de 15 m et non 11 m. Cependant, le croisement des bateaux a toujours été difficile en cet endroit, en raison du changement de halage, et c'est pourquoi il est classé dans les «passages rétrécis» par l'art. 9 du Règlement particulier de police du canal de l'Est du 1er décembre 1933.
»Il était impossible pour un bateau montant de franchir le pont provisoire en moins de deux minutes, car cette opération commande les manœuvres suivantes:
» 1° - arrêter le bateau immédiatement à l'aval du pont,
» 2° - détacher la remorque du tracteur,
» 3° - faire franchir le pont par le tracteur,
» 4° - passer la remorque sous le pont dans la travée navigable et la rattacher au tracteur.
» 5° - tractionner le bateau jusqu'en amont du pont.
»Je pense qu'il n'est pas besoin d'autre explication pour prouver qu'il s'écoule bien une dizaine de minutes entre le début et la fin de l'opération.
»- La visibilité en amont du pont est réellement un peu supérieure à 500 m (mesurés sur plan exact).
» - Le changement de rive oblige tous les bateaux montants ou avalants à traverser la rivière en amont du pont.
» - Le virage d'un bateau avalant est possible sans difficulté spéciale jusqu'à 300 m du pont environ. Ensuite, le fond rocheux rend la prise d'une ancre aléatoire et le virage devient hasardeux par eaux fortes.
» - L'arrêt d'un bateau avalant sur la marche arrière est, en effet, impossible car la vitesse par rapport à l'eau devient nulle et le bateau ne gouverne plus. C'est précisément parce que le marinier du «
NEVADA » a exécuté cette manœuvre à proximité du pont qu'il n'a pu tenter, étant privé de direction, de franchir la passe parallèlement au «Solvay».
» - Le règlement général de police prévoit, en son art. 27, pour la traversée des passages rétrécis :
»Lorsque 2 bateaux. . . se présentent en même temps aux deux extrémités d'une des dites sections . . . le bateau montant doit s'arrêter ou prendre toute mesure pour céder la place à celui qui descend».
>>Cette règle impérative est quelquefois enfreinte par les bateliers montants, mais il faut considérer que, lors de l'accident de Fumay, le bateau «Solvay» était engagé sous le pont et qu'il avançait à vitesse réduite lorsque le « Nevada » s'est présenté à plus de 500 m en amont.
>>Il était d'ailleurs presque entièrement sorti de la passe navigable au moment de la collision ; il s'en est fallu d'une minute pour que l'accident soit évité.
L'administration est en effet "insuffisante" pour prévoir les erreurs, causes d'accident, susceptibles d'être faites par les bateliers montants ou avalants.»
Au moment de mettre sous presse, nous recevions une seconde lettre de M. Marée, dans laquelle celui-ci rectifiait quelque peu son appréciation initiale concernant la question des responsabilités, laissées au montant pour le tout - sauf la pourriture du pont - tout en faisant remarquer qu'il faudrait, à l'avenir, imposer une stricte observation des règlements, "sans doute trop vieux et oubliés depuis longtemps".